Un débat sur la lumière dans les cartes
À la fin des années 1920, le géologue Albert Heim a initié un échange épistolaire, lançant un débat d’experts sur l’angle sous lequel les cartes nationales suisses devaient être éclairées.
01.02.2023 | Felix Frey

En 1927, Albert Heim (1849-1937), géologue et professeur émérite de l’EPFZ, a publié un article intitulé « Die Beleuchtung in der Landkarte » (l’éclairage dans les cartes nationales). Selon Heim, la cartographie officielle de la Suisse était sur la mauvaise voie depuis de nombreuses décennies : les cartes Dufour et Siegfried contenaient un « mensonge » qui « était comme un poing en plein visage de la nature ». La critique acerbe de Heim faisait écho à une controverse vieille de plusieurs décennies et se référait à la source de lumière imaginaire qui éclaire les cartes. Elle peut ‘briller’ d’en haut à angle droit (éclairage vertical) ou projeter une lumière oblique sur la carte. La carte Dufour, avec son éclairage par le nord-ouest, avait donné le ton pour les cartes officielles de la Suisse, ce que le géologue a considéré toute sa vie comme une erreur. Mais sur quoi Heim fondait-il sa critique de l’éclairage nord-ouest ?
Un plaidoyer pour l’éclairage sud
Albert Heim était convaincu que « la grande majorité des usagers des cartes s’attendait à une image en relief des montagnes qui saute aux yeux ». Un éclairage oblique était le meilleur moyen d’obtenir une impression de relief. Cependant, il n’était pas d’accord que la lumière provienne du nord-ouest sur presque toutes les cartes de la Suisse. Selon Heim, cela allait à l’encontre de la réalité, car le soleil éclaire la Suisse en grande majorité depuis le sud :
Cela me fait l’effet d’un coup de poignard au cœur : les vignobles et villages situés du côté ensoleillé de la vallée principale du Valais, sur la rive nord du lac Léman, les pentes ensoleillées et très cultivées du côté nord de la vallée du Rhin antérieur sont plongés dans l’ombre, alors que les pentes boisées des côtés ombragés sont dépeintes sous un soleil brûlant.
Albert Heim et d’autres partisans de l’éclairage sud ou sud-est voyaient dans l’éclairage nord-ouest une « erreur du passé » qu’il fallait absolument corriger. L’image cartographique aurait dû correspondre aux conditions naturelles et le géologue insistait pour que le Service topographique passe à un éclairage par le sud et « se détourne résolument de la convention erronée pour correspondre à la nature ». Albert Heim avait bien choisi le moment de son intervention : dans les années 1920, la représentation cartographique de la carte nationale produite dès 1935 était encore en phase d’élaboration. Il s’agissait donc d’une occasion historique de modifier l’orientation de l’éclairage sur les cartes officielles de la Suisse. Les efforts de Heim n’ont cependant pas été couronnés de succès, pas plus que les interventions d’autres représentants de l’éclairage sud, comme le conseiller aux États Emil Klöti. Des contre-arguments cartographiques et pratiques ont amené le Service topographique et le Département militaire fédéral (DMF) à la conclusion que le maintien de l’éclairage nord-ouest était la meilleure solution.
Pourquoi les cartes suisses sont-elles éclairées depuis le nord-ouest ?
Comme Albert Heim avait également envoyé personnellement son plaidoyer de 1927 en faveur de l’éclairage par le sud à des militaires de haut rang et à des fonctionnaires du Service topographique, un échange épistolaire sur le sujet s’est développé au cours des années suivantes. Le principal sujet de discussion était de savoir pourquoi Guillaume-Henri Dufour avait opté pour l’éclairage nord-ouest au début des années 1840. Ou, dans les termes de Heim, « Comment a-t-on pu en arriver à cette monstruosité de dérégler ainsi le soleil ? ».
Selon le géologue, l’éclairage nord-ouest de la carte Dufour était né de la méthode de travail des dessinateurs et graveurs de cartes. « Le cartographe qui dessine de la main droite a besoin de la lumière venant d’en-haut à gauche, devant lui, pour que sa main qui dessine ne jette pas d’ombre sur son travail », explique Albert Heim. En conséquence, l’ombre portée sur la carte Dufour aurait été calquée sur l’ombre portée réelle dans l’atelier. Selon Heim, c’est de là qu’est née la « funeste erreur » de l’éclairage nord-ouest.
En 1931, Hans von Steiger (1859-1945) a réagi à la polémique de Heim. De 1885 à 1921, il avait travaillé comme graveur sur cuivre au Service topographique, dont il fut le directeur de 1921 à 1929. Von Steiger a démenti l’affirmation de Heim selon laquelle l’éclairage nord-ouest avait été choisi uniquement pour des raisons de commodité de travail. Il fit valoir que les dessinateurs et les graveurs ne travaillaient pas sur un objet immobile devant eux. Au contraire, ils devaient « tourner la feuille de dessin et la plaque de cuivre d’innombrables fois dans tous les sens et donc constamment réfléchir à l’orientation d’éclairage supposée ». En graveur expérimenté, von Steiger considérait donc l’hypothèse de Heim sur l’origine de l’éclairage nord-ouest comme peu plausible : « Je ne crois pas que la direction d’éclairage du nord-ouest soit apparue par hasard sur la carte, uniquement parce que les cartographes de l’époque étaient habitués (comme nous tous) à dessiner avec une lumière de travail arrivant d’en-haut à gauche. » Il fallait partir du principe que Guillaume-Henri Dufour, en tant qu’ingénieur expérimenté, avait « agi de manière réfléchie ».
Von Steiger supposait que Dufour avait opté pour l’éclairage nord-ouest en raison de la nature du relief suisse. Dufour s’efforçait donc de « placer dans la lumière et non dans l’ombre » les régions de collines et de Préalpes situées pour la plupart au nord de l’arc alpin. Selon le graveur à la retraite, une source de lumière venant du nord-ouest était plus à même de le garantir que celle venant du sud.

L’éclairage nord-ouest sur la carte nationale
Dans les années 1920, contrairement à ce que suggérait Albert Heim dans son intervention, la question de l’éclairage a également été discutée ouvertement au sein du Service topographique. En avril 1929, le service a envoyé un ensemble de sept échantillons de cartes à l’État-major général, dans lesquels l’éclairage nord-ouest était comparé à l’éclairage sud-est. Le fait que la décision ait finalement été prise en faveur de l’éclairage nord-ouest était également d’ordre pratique : vers 1930, on estimait qu’il faudrait au moins vingt ans pour achever la carte nationale. Durant cette longue phase de transition, les cartes Dufour, Siegfried et nationale étaient utilisées en parallèle. Si le relief de la carte nationale avait été totalement différent de celui des cartes précédentes en raison de l’éclairage par le sud, il aurait été plus difficile de travailler en parallèle avec plusieurs ouvrages cartographiques. Comme les usagers de cartes suisses s’étaient habitués depuis des décennies à l’éclairage nord-ouest des cartes Dufour et Siegfried, il y avait en outre le risque que les cartes nationales avec un éclairage sud soient intuitivement lues à l’envers. Les versants à l’ombre auraient donc été lus à tort, par habitude, comme des versants sud et les versants ensoleillés comme des versants nord, ce qui aurait entraîné une inversion du relief.
En fin de compte, ce sont donc des réflexions axées sur la pratique qui ont été déterminantes lors du débat sur l’éclairage des années 1920 et 1930. C’est ce qu’a confirmé le conseiller fédéral et chef du DMF de l’époque, Rudolf Minger (1881-1955), lorsqu’il a souligné, en juillet 1935 dans une lettre adressée à Albert Heim, que « l’utilisation simultanée d’anciennes et de nouvelles cartes, qui durera encore pendant des décennies, plaide contre la modification de l’éclairage ».
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